La Petite France : derrière le charme, un nom venu de la syphilis
6 Rue des Moulins Strasbourg
Quartier pittoresque aux allures de conte, la Petite France attire les foules avec ses colombages et ses canaux fleuris. Mais ce nom doux cache une origine grinçante : celle d’un hospice pour syphilitiques, surnommé ironiquement « Petite France ». Entre tanneries, maladies honteuses et renaissance patrimoniale, voici l’histoire d’un joyau bâti sur les marges.
L'HISTOIRE EN BREF
L’envers du décor : tanneurs, bruits et odeurs
Maison de Tanneurs dans La Petite France en 1931.
C’est au sud-ouest de la Grande Île de Strasbourg que s’épanouit, dès le Moyen Âge, un quartier d’artisans : pêcheurs, meuniers, bateliers et surtout tanneurs, installés ici pour tirer parti de l’eau vive de l’Ill. Le travail du cuir exige un rinçage constant et un séchage à l’air libre, d’où les greniers ouverts qui marquent encore l’architecture locale.
Les tanneurs, mal perçus pour les nuisances olfactives qu’engendrait leur métier, furent relégués aux confins de la cité. Ce secteur devint alors une enclave de travail rude, bruyante, où les relents masquaient la misère, et où l’utile primait sur l’agréable. Aujourd’hui encore, les rues des Moulins, du Bain-aux-Plantes, ou la place Benjamin-Zix racontent en silence la mémoire artisanale d’un Strasbourg laborieux.
Quand "le mal français" donne son nom au quartier
Ancien hospice, au no 6 de la rue des Moulins à Strasbourg.
En 1494, lors des guerres d’Italie, les mercenaires alsaciens engagés par Charles VIII contractent un mal nouveau et redouté : la syphilis, qu’on surnomme déjà la grande vérole. À leur retour, Strasbourg, encore ville du Saint Empire romain germanique, prend peur. Pour éviter la contagion, un hospice pour incurables est ouvert au Finkwiller en 1503, bientôt déplacé dans le quartier des tanneurs, au 6 rue des Moulins.
L’établissement, dédié à l’isolement des syphilitiques, est baptisé Französel – "Petite France" en alsacien – en référence au "mal français". L’appellation, moqueuse et stigmatisante, finira par désigner l’ensemble du quartier. Ce glissement de sens est ironique : dans une ville encore étrangère à la France, on baptise « Petite France » un lieu réservé aux porteurs du fléau français. Le stigmate se transforme peu à peu en toponyme, jusqu’à devenir l’un des noms les plus doux et les plus photographiés de la ville. Il faudra pourtant attendre des siècles pour que ce quartier à l’histoire trouble retrouve la lumière.
La revanche d’un quartier marginalisé
Le pont Saint-Martin, à la lumière du soir, au-dessus du quartier de la Petite France à Strasbourg.
Épargnée par les bombardements de 1944, la Petite France échappe à la destruction qui a ravagé d’autres secteurs de Strasbourg. Cette chance patrimoniale ouvre la voie à un tournant décisif : dans les années 1980, la ville engage une réhabilitation ambitieuse. Façades restaurées, pavés remis en valeur, canaux nettoyés, glacières industrielles reconverties : le quartier renaît, sans pour autant effacer sa mémoire.
En 1988, la reconnaissance est officielle : la Grande Île de Strasbourg, incluant la Petite France, est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Depuis, ce quartier autrefois marginalisé est devenu le plus emblématique de la ville. On y flâne entre Pont du Faisan, barrage Vauban, Ponts Couverts, winstubs fleuries, et rues médiévales bordées de maisons à colombages. Sous les géraniums et les colombages, subsiste le souvenir d’un quartier de souffrance. La Petite France attire les regards, mais son nom chuchote encore l’histoire d’une blessure camouflée par le pittoresque.
Photo de couverture : auteur : Zéphyrios - source :
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GLOSSAIRE
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Grande Île de Strasbourg : Cœur médiéval de la ville, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1988. La Petite France en occupe l’extrémité sud-ouest.
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Tanneurs : Artisans qui traitaient les peaux animales pour produire du cuir. Leur activité, bruyante et malodorante, était souvent reléguée en périphérie urbaine.
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Greniers ouverts : Espaces situés sous les toits des maisons à colombages, conçus pour permettre le séchage des peaux à l’air libre.
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Syphilis / Grande vérole : Maladie vénérienne redoutée au XVe siècle. Elle est appelée "mal français" dans l’Europe germanique.
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Französel : Surnom en alsacien donné à l’hospice accueillant les malades de la syphilis, à l’origine du nom du quartier.
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Finkwiller : Quartier strasbourgeois où fut d’abord installé l’hospice des syphilitiques en 1503, avant son transfert dans l’actuelle Petite France.
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Rue du Bain-aux-Plantes : Rue emblématique du quartier, son nom fait référence aux anciens bains de plantes utilisés pour traiter les malades.
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Pont du Faisan : Petit pont tournant emblématique du quartier, permettant le passage des bateaux sur l’Ill.
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Ponts Couverts : Ensemble de trois ponts fortifiés construits au XIIIe siècle, anciens éléments des défenses médiévales de Strasbourg.
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Glacières de Strasbourg : Anciennes usines de production de froid, actives de 1897 à 1990, reconverties depuis en hôtel de luxe.
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Winstub / Bierstub : Restaurants traditionnels alsaciens installés dans des bâtiments historiques, servant des plats typiques et du vin ou de la bière locaux.
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