Au Lapin agile, le rendez-vous du tout Montmartre

22 Rue des Saules Paris

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Niché au cœur de Montmartre, le Lapin Agile se dresse tel un phare, éclairant l'histoire d'un quartier riche en créativité et en passion. Ce cabaret devenu mythique, était le lieu de prédilection des artistes parisiens. Des peintres tels que Picasso, Modigliani et Utrillo, des poètes comme Max Jacob et Guillaume Apollinaire, ainsi que des chanteurs comme Brassens ou Nougaro, s'y réunissaient régulièrement pour partager leurs œuvres, leurs idées et leurs rêves.

"Je voudrais n'avoir jamais fait de voyages...Ce soir, un grand amour me tourmente. Je suis triste. Je suis triste. J'irai au lapin Agile me ressouvenir de la jeunesse perdue et boire de petits verres. Puis je rentrerai seul." Louis Nucéra dans "les contes du lapin agile"

Le Lapin Agile, témoin historique du Montmartre artistique

Les origines du Lapin Agile

Le village de Montmartre, annexé à Paris en 1860, était un lieu aux deux atmosphères distinctes : le bas Montmartre animé et débauché, et le haut Montmartre bohème et inspirant. C'est dans le haut Montmartre que naquit le cabaret "Au Lapin Agile".

D'abord auberge pour voituriers, il devint ensuite le "Cabaret des Assassins". À cette époque les murs sont tapissés de gravures de criminels célèbres. En 1886, Adèle Decerf, dite "la Mère Adele", transforma l'endroit en café-restaurant concert fréquenté par des artistes renommés. En 1903, Berthe Sébource et son compagnon Frédéric Gérard, dit "le Père Frédé", reprirent l'affaire et en firent un lieu incontournable de la bohème montmartroise.

Un havre de paix

Vue de Montmartre, depuis la Cité des Fleurs aux Batignolles 

Vue de Montmartre, depuis la Cité des Fleurs aux Batignolles. Alfred Sisley (1869), musée de Grenoble.

Au sein de la butte Montmartre, un village préservé émergeait jusqu'en 1914, véritable havre pour les modestes et les artistes en quête d'air pur et d'abris à prix abordable. Au milieu des moulins à vent et des jardins, se côtoyaient des individus de conditions sociales très diverses, chacun trouvant sa place dans ce charmant refuge. Les artistes, quant à eux, se mêlaient à tous, partageant volontiers un verre avec les habitants et les travailleurs.

« Chez nous, on se serait cru à la campagne. Pas d'autobus, pas de grands immeubles, pas de trottoirs encombrés. Chaque carrefour avait sa borne fontaine, chaque maison son bout de jardin. Pas de magasins non plus : qu'en ferait-on dans un village ? Juste ce qu'il faut de boutiques pour rendre service aux ménagères : une boulangerie et un fruitier. Quand on voulait d'autres provisions, on descendait rue Lepic, où les marchandes poussaient leurs petites voitures, et l'on rentrait du marché avec des filets pleins. » Roland Dorgelès, dans son roman "le château des brouillards" de 1932

La naissance d'un cabaret légendaire

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Le cabaret du Lapin Agile en 1872

Dans le Montmartre du XIXe siècle, là où l'effervescence artistique et la vie nocturne se mêlaient aux activités parfois louches, un lieu allait marquer l'histoire : le Lapin Agile. Né dans la partie haute de la butte, ce cabaret avait d'abord été une auberge de rouliers nommée "Au Rendez-vous des voleurs". En 1869, il devient le "Cabaret des Assassins", en raison des gravures représentant des criminels célèbres accrochées aux murs.

Une enseigne qui devient un symbole

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Reproduction de l'enseigne du Lapin Agile réalisé par André Gill.

C'est entre 1879 et 1880 qu'André Gill, caricaturiste et habitué des lieux, conçoit une enseigne qui marquera l'histoire. Il peint un lapin en redingote verte et écharpe rouge, échappant de justesse à la casserole tout en tenant une bouteille de vin en équilibre. Le cabaret devient alors "Au Lapin à Gill", qui se transformera vite en "Lapin Agile", nom sous lequel il perdure encore aujourd'hui. L'enseigne originale de Gill ayant été volée en 1893, c'est une copie qui la remplace depuis.

Un lieu de rassemblement pour les artistes et les poètes

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Au fil du temps, le Lapin Agile se transforme en un véritable lieu de culture, de rencontre et d'expression. En septembre 1883, Jules Jouy, poète et chansonnier montmartrois, y fonde le banquet goguette La Soupe et le Bœuf. En 1886, l'ancienne danseuse de cancan Adèle Decerf rachète le cabaret et en fait un café-restaurant concert fréquenté par des artistes tels que Charles Cros, Alphonse Allais, Jehan Rictus et Aristide Bruant. Des concerts d'amateurs y sont organisés régulièrement.

Au début du XXe siècle, Berthe Sébource rachète le cabaret et s'installe avec sa fille, Marguerite Luc. Elles sont rejointes en 1903 par Frédéric Gérard, dit "le père Frédé", qui transforme le Lapin Agile en un lieu incontournable de la bohème artistique montmartroise. Sous son impulsion, l'établissement accueille des artistes tels que Pierre Mac Orlan, Roland Dorgelès, Max Jacob, André Salmon, Paul Fort, Apollinaire, Picasso, Charles Dullin et bien d'autres.

L'âge d'or du Lapin Agile avec le père Frédé

Cabaret du Lapin Agile avec les artistes écoutant le père Frédé à la guitare 

Francisque Poulbot, Raoul Dufy, Adrien Barrère, Maurice Neumont et Auguste Roubille parmi le public écoutant le père Frédé à la guitare au Lapin Agile en 1905

Frédé, de l'âne au Lapin Agile

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En 1903, Frédéric Gérard, surnommé "le père Frédé", rejoint Berthe et sa fille Marguerite Luc au Lapin Agile. Avant de rejoindre le cabaret, Frédé était vendeur de produits des quatre saisons et il arpentait les trottoirs montmartrois en compagnie de son âne, Lolo. Il tenait également un cabaret, "Le Zut", qui était bien connu des habitants du quartier pour ses bagarres mémorables. C'est donc sous son impulsion, que le cabaret devient un lieu incontournable de la bohème artistique montmartroise. L'emblématique Frédéric Gérard, ce personnage haut en couleur, incarnera très vite, l'âme du Lapin Agile.

Le père Frédé, un personnage

Frédéric Gérard b Meurisse 1927 

Frédéric Gérard dit "Le père Frédé", l'emblématique gérant du Lapin Agile en 1927

Lorsqu'il s'installe au Lapin Agile, il garde avec lui son singe, son chien, son corbeau, ses souris blanches et son âne, avec lequel il vend du poisson dans les rues de Montmartre pour compléter ses revenus.

Personnage emblématique de la vie montmartroise, "Frédé" se distinguait par sa tenue vestimentaire rappelant à la fois Robinson Crusoé, un trappeur de l'Alaska et un bandit calabrais. Il interprétait des romances sentimentales ou des chansons réalistes en s'accompagnant au violoncelle ou à la guitare, bien que son talent musical fût discuté. Il offrait également des repas et des boissons aux artistes en difficulté financière dans son cabaret, en échange d'une chanson, d'une œuvre d'art ou d'un poème.

Un lieu repère des artistes et des criminels

(Albi) Intérieur du Lapin agile ~1910 Georges Tiret-Bognet 

Georges Tiret-Bognet, Intérieur du Lapin agile (vers 1910)

Cependant, les artistes ne sont pas les seuls à fréquenter le Lapin Agile. En effet, ils se mêlent à des anarchistes du Libertaire, avec lesquels la cohabitation est parfois difficile, et surtout à des criminels venus du Bas Montmartre et du quartier de la Goutte d'Or.

Francis Carco, arrivé au Lapin Agile pendant l'hiver 1910-1911, se remémore les "jeunes filles et les vagabonds amoureux de la poésie" qui sympathisent avec les "clients habituels" et leur offrent des verres, mais qui, "parfois, entrant au Lapin par surprise, décidaient de punir leurs compagnes et brandissaient des rasoirs aiguisés, semant la peur autour d'eux."

La chasse aux intrus

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La situation devient encore plus tendue lorsque Frédéric Gérard, souhaitant attirer une clientèle d'artistes, décide de se débarrasser de ces clients indésirables pour garantir la tranquillité des artistes. Comme l'explique Francis Carco, "ces Messieurs, dont Frédéric n'appréciait pas la présence chez lui, tenaient à participer à la fête", et certaines nuits, des coups de feu étaient tirés depuis l'extérieur à travers les vitres du cabaret.

Dans son roman Le Château des brouillards, Roland Dorgelès mentionne ces incidents se produisant "de temps en temps", sans étonner quiconque :"la police ne se déplaçait même pas", et l'une de ces attaques est au centre du roman "Le Quai des brumes", de Pierre Mac Orlan. La violence culmine en 1910, lorsque l'un des fils de Frédéric Gérard, Victor surnommé "Totor", est abattu d'une balle dans la tête derrière le bar.

Les soirées artistiques et les veillées du Lapin Agile

Sous la houlette de Frédé, Le Lapin Agile devient un véritable foyer artistique, où des écrivains, poètes, musiciens, comédiens et sculpteurs se rencontrent, échangent et collaborent. Les veillées du cabaret sont des moments de partage où chacun présente ses œuvres et reprend en chœur les chansons populaires.

C'est dans cette atmosphère conviviale que naissent des amitiés durables entre des artistes tels que Picasso, Utrillo, Derain, Braque, Modigliani, Apollinaire, Max Jacob, André Salmon, Pierre Mac Orlan et bien d'autres.

Le Lapin Agile, un lieu d'inspiration pour les artistes

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Le cabaret a été une source d'inspiration pour de nombreux artistes qui y ont laissé leur empreinte. Picasso a notamment peint un portrait de Marguerite Luc (Femme à la corneille, 1904) et un Arlequin buvant au comptoir du cabaret (Au Lapin Agile: Arlequin au verre, 1905). Apollinaire y a lu des poèmes d'Alcools, et Charles Dullin y a fait ses débuts en 1902 avec des récitations hallucinées de poèmes de Baudelaire, Villon, Corbière ou Laforgue.

L'implication d'Aristide Bruant pour sauver le Lapin Agile

Lautrec ambassadeurs, aristide bruant (poster) 1892 

Portrait d'Aristide Bruant par Toulouse-Lautrec

En 1905, Aristide Bruant, célèbre chansonnier et ami de Frédé, rachète les murs du Lapin Agile pour éviter sa destruction lors du nivellement de la rue Saint-Vincent. Cette intervention permet au cabaret de continuer à accueillir les artistes et les poètes, préservant ainsi l'âme de ce lieu unique.

Cependant, le Lapin Agile n'était pas uniquement fréquenté par des artistes. Anarchistes et criminels s'y mêlaient également, créant parfois des tensions. Mais malgré les incidents, le cabaret continuait d'être un symbole de la vie montmartroise.

L'âne d'artiste du père Frédé

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"Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique". Joachim Raphaël Boronali (1910), Milly-la-Forêt, espace culturel Paul Bédu

Au sein du Lapin Agile, deux groupes d'artistes se distinguaient : les avant-gardistes, désignés sous le nom de "bande à Picasso", et les traditionalistes, réunis autour de Roland Dorgelès. Ces derniers critiquaient la peinture abstraite, estimant qu'elle n'était pas à la hauteur de l'art figuratif. Cet antagonisme créatif nourrissait les débats et les échanges passionnés au sein du cabaret.

Joachim-Raphaël Boronali ou l'ane Lolo en train de peindre 

L'âne Lolo, entrain de peindre devant témoin

Dans ce contexte de rivalité artistique, Roland Dorgelès conçoit en 1910 un canular resté dans les annales : le tableau "Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique". Présenté comme l'œuvre d'un artiste italien inconnu, Joachim-Raphaël Boronali, il est en réalité l'œuvre de Lolo, l'âne de Frédéric Gérard, auquel Dorgelès attache un pinceau à la queue. Exposé au Salon des indépendants, le tableau suscite des réactions contrastées. Ce canular audacieux témoigne de l'esprit subversif et inventif qui animait les artistes du Lapin Agile.

La fin d'un monde

La Grande Guerre et ses conséquences

Le-lapin-agile-paris-montmartre-1913 

Le lapin agile en 1913

« Jusqu'au mois d', écrit Pierre Mac Orlan, le Lapin vécut une vie dont l'indépendance était l'image même de Montmartre, où tout le monde échappait à des disciplines sociales qui, pourtant, n'étaient pas sévères. Les habitants de Montmartre savaient se créer une image assez exacte du bonheur dans l'interprétation la plus large de la loi. » 
Cette époque insouciante s'achève le 1er, suite à l'annonce de la mobilisation générale contre l'Allemagne : « brusquement, tout parut emporté, balayé », rapporte Francis Carco. La clientèle se fît rare au Lapin Agile. L'arrivée de la première guerre mondiale devait marquer la fin de l'insouciance et du bouillonnement créatif qui régnaient au Lapin Agile. La plupart des habitués sont mobilisés et partent pour le front, laissant derrière eux un cabaret vidé de son âme. Certains reviennent en permission, mais beaucoup ne reviennent jamais.
« Souvent, se souvient pourtant Mac Orlan, le casque d'un permissionnaire heurtait le linteau de la porte. C'était un soldat de Paris, né au Lapin quelques années auparavant. Il buvait rageusement ; son humeur était farouche. On le voyait revenir une fois, quelquefois deux, puis il ne revenait plus. »

Le Lapin agile reprend son souffle

L'entre-deux-guerres

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Après la guerre, le Lapin Agile tente de retrouver son éclat d'antan, bien que le centre de gravité artistique se soit déplacé vers Montparnasse. Aristide Bruant vend le cabaret à Paulo, le fils de Frédéric Gérard, qui organise désormais les veillées artistiques avec un programme établi et des artistes rémunérés. Parmi les interprètes les plus célèbres de cette période, on compte Rina Ketty et Yvonne Darle, qui deviendra la femme de Paulo.

De la seconde guerre mondiale à nos jours

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Le Lapin Agile traverse difficilement la période de l'Occupation, mais parvient à se réinventer après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il redevient un lieu de rencontre et un tremplin pour les artistes, attirant des talents tels que Léo Ferré, Alexandre Lagoya et Claude Nougaro, qui y fait ses premières apparitions sur scène en tant que poète, puis chanteur.

En 1972, Paulo Gérard cède la gestion du cabaret à son beau-fils, Yves Mathieu, qui en est toujours le propriétaire. Aujourd'hui, le Lapin Agile continue d'organiser des veillées, offrant une scène aux chanteurs et humoristes qui perpétuent l'esprit artistique et poétique du lieu.

L'héritage intemporel du Lapin Agile

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Au fil des années, le Lapin Agile a su préserver son charme authentique et son atmosphère conviviale, rappelant les années fastes de Montmartre. Si les artistes d'antan ne fréquentent plus ces lieux, l'histoire de ce cabaret, avec ses anecdotes pittoresques et ses moments d'effervescence artistique, demeure gravée dans la mémoire collective.

Ainsi, le Lapin Agile témoigne de l'âme créative et de l'esprit insaisissable du vieux Paris, attirant toujours les amateurs d'histoire, les touristes de passage et les amoureux de la chanson française, de la poésie et de la peinture.