Le familistère de Guise, l'utopie sociale d'un grand patron

Cité Familistere Guise Aisne

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Le familistère de Guise, dans l'Aisne, est un haut lieu de l’histoire économique et sociale des XIXe et XXe siècles. Étymologiquement, familistère signifie « établissement où plusieurs familles ou individus vivent ensemble dans une sorte de communauté et trouvent dans des magasins coopératifs ce qui leur est nécessaire ». L'idée du familistère de Guise s'inspire du phalanstère de Charles Fourier. Ce nouveau concept est imaginé par l'industriel Jean-Baptiste André Godin,  pour améliorer notamment l'hébergement de ses ouvriers. Cet établissement offre un cadre de vie réellement novateur pour l'époque. Voici son histoire.

 

Le Familistère de Guise : Un modèle social innovant au 19e siècle

« Au Familistère, 1500 personnes peuvent se voir, se visiter, vaquer à leurs occupations domestiques, se réunir dans les lieux publics, et faire leurs approvisionnements, sous galerie couverte, sans s’occuper du temps qu’il fait, et sans avoir jamais plus de 160 mètres à parcourir. Avec les habitations du village, l’habitant doit faire souvent plusieurs kilomètres pour aller aux mêmes occupations, sans que rien le garantisse des intempéries, et son temps se perd ainsi dans une activité presque généralement infructueuse. Le palais social au contraire appelle ses habitants à la vie utile, parce que leur activité est directement productive. Cette facilité des relations contribue à faire du palais social l’habitation la plus propre à élever le niveau moral et intellectuel des populations, parce que l’enfance trouve l’école à côté de sa demeure, et parce que les commodités de la vie du palais, enlevant à l’ouvrier le surcroît de peine que le ménage isolé comporte, lui laissent plus de loisir pour s’initier aux faits du progrès et à ceux de la vie sociale, par la lecture des journaux et des livres qu’une bibliothèque, facile à organiser, rend accessible à la population entière.»

La richesse au service du peuple : Le Familistère de Guise Par Godin

Jean-Baptiste André Godin, fondateur utopiste et visionnaire

De ses débuts modestes à l'invention des poêles Godin

Originaire d'Esquéhéries, Jean-Baptiste André Godin (1817 - 1888) a été formé par son père, serrurier, au travail des métaux. Après avoir quitté l'école à 11 ans et effectué un tour de France à 17 ans, il crée en 1840 un atelier de fabrication de poêles en fonte à Esquéhéries. Le succès commercial des "poêles Godin" repose sur l'utilisation de la fonte, matériau diffusant mieux la chaleur que la tôle.

L'expansion de l'entreprise et la création du Familistère

En 1846, Godin transfère le siège de son entreprise à Guise, passant de la production artisanale à la production industrielle. Sa manufacture se développe considérablement, employant jusqu'à 1 500 personnes. Sensible aux conditions de vie des ouvriers et influencé par les théories de Charles Fourier, Godin décide d'utiliser sa fortune pour améliorer la vie de ses employés et lutter contre le paupérisme ouvrier.

Le Familistère de Guise, tout un univers autour de l'usine

Inspirations fouriéristes et coopératives ouvrières

À partir de 1859, Godin entreprend la création du Familistère, un univers autour de son usine de Guise, dont le mode de fonctionnement est comparable à celui des coopératives ouvrières de production. Son objectif est de proposer une alternative à la société industrielle capitaliste en plein développement, offrant aux ouvriers un confort comparable à celui des bourgeois, ce qu'il appelle « les équivalents de la richesse ».

Association du capital et du travail

En 1880, Godin fonde une association, le Familistère, et transforme son entreprise en coopérative de production. Les bénéfices financent des écoles, des caisses de secours, et autres services pour les ouvriers. Une expérience similaire est également développée par Godin autour de l'usine belge de Laeken.

Le Familistère de Guise : Une philosophie sociale révolutionnaire

Projet fondateur du Familistère et inspiration fouriériste

Le Familistère de Guise est un ensemble de bâtiments d'habitation construits par Jean-Baptiste André Godin entre 1858 et 1883 pour ses ouvriers et leurs familles. Inspiré du phalanstère de Charles Fourier, Godin adapte la théorie à ses propres idées, cherchant à rendre le projet plus réalisable. Il rejette l'idée de la maison individuelle, préférant mettre en commun les "équivalents de richesse" pour offrir un meilleur cadre de vie aux ouvriers.

Le Palais social et les bâtiments du Familistère

Le Familistère comprend plusieurs ensembles de bâtiments, dont le "Palais social" qui abrite les logements des ouvriers. On y trouve également le pavillon Landrecies et le pavillon Cambrai, destinés à l'habitation, ainsi que la nourricerie, le pouponnât, le bâtiment des économats, le bâtiment des écoles et du théâtre, et enfin la buanderie, les bains et la piscine.

Le Familistère de Guise en chiffres

Le Familistère de Guise, véritable prouesse architecturale et sociale, se caractérise par des chiffres impressionnants. La construction des trois pavillons du Palais Social a nécessité 10 millions de briques, offrant 30 000 m2 de surfaces habitables et un kilomètre de coursives. Les façades des unités d'habitation comptent 500 fenêtres, abritant 495 appartements avant 1918. En 1889, 1 748 personnes vivaient au Familistère, tandis qu'en 1872, 796 invités participaient au banquet de la cinquième fête du Travail dans la cour du pavillon central. Le théâtre pouvait accueillir 1 000 spectateurs en 1914, et la nourricerie avait la capacité d'installer 50 berceaux. Les usines de la Société du Familistère employaient 1 526 personnes en 1887 et le nombre d'employés de l'Association du Familistère de Guise et de Bruxelles atteignait un record de 2 500 en 1930. En 1914, la Société du Familistère fabriquait 4 000 modèles d'appareils et d'accessoires, et expédiait 210 000 appareils depuis les usines de Guise et Bruxelles en 1913-1914.

Les "équivalents de la richesse" : Une approche coopérative du confort

Amélioration des conditions de logement et de vie

Pour Godin, la première étape consiste à améliorer les conditions de logement et de vie des familles en leur offrant les "équivalents de la richesse". Il s'agit de l'ensemble des conditions de confort et de salubrité que la bourgeoisie s'offre par l'argent et que les habitants du Familistère pourront désormais s'offrir par la coopération. Les appartements sont lumineux et bien ventilés, avec un accès à l'eau potable à chaque étage.

Hygiène, soin du corps et protection sociale

Godin, un hygiéniste convaincu, met en place un système complet pour assurer l'hygiène et le soin du corps. Il crée une buanderie, située près du cours d'eau, qui permet de laver et sécher le linge, et comprend des douches et une piscine. De plus, il met en place des caisses de secours qui fournissent une protection en cas de maladie ou d'accident du travail et assurent une retraite aux plus de 60 ans.

En conclusion, le Familistère de Guise incarne une philosophie sociale révolutionnaire pour l'époque, mettant l'accent sur la coopération et le partage des ressources pour offrir un meilleur cadre de vie aux ouvriers. Cette expérience sociale précurseure a laissé une empreinte durable dans l'histoire des alternatives aux modèles traditionnels de la société industrielle.

La coopération comme principe fondamental

L'influence de la coopération anglaise et l'éducation

Dans le Familistère, on retrouve l'influence du mouvement coopératif ancien, notamment celle des principes de coopération anglais théorisés par Robert Owen et les « Équitables Pionniers » de Rochdale. Ces principes sont visibles dans le fonctionnement des économats, magasins coopératifs où les produits de première nécessité sont vendus au comptant et les bénéfices répartis équitablement entre les acheteurs. L'éducation des enfants et des adultes occupe également une place importante, avec la construction d'écoles mixtes et obligatoires jusqu'à 14 ans, un théâtre, une bibliothèque et de multiples conférences pour enseigner les bienfaits de la coopération.

Le culte du travail et l'émancipation des ouvriers

Godin, fervent anticlérical, croit en l'importance du travail pour l'existence de l'Homme et son épanouissement. Il considère que l'ouvrier devrait avoir le statut social le plus élevé, car c'est lui qui produit les richesses. Le Familistère doit permettre une élévation morale et intellectuelle du travailleur, en le responsabilisant et en renforçant la fraternité entre les habitants. L'architecture des bâtiments favorise les rencontres entre les ouvriers et incite à l'entretien du logement, dans un souci d'autodiscipline.

L'Association du capital, du travail et du talent ou Société du Familistère

Transformation de l'entreprise en coopérative de production

Fondée en 1880, la Société du Familistère transforme l'entreprise en coopérative de production. Les bénéfices sont utilisés pour financer diverses œuvres sociales (écoles, caisses de secours), puis le reste est distribué entre les ouvriers sous forme d'actions de la Société, faisant d'eux des propriétaires de l'entreprise. Cette redistribution vise à abolir le salariat et à le remplacer par l'Association, permettant ainsi aux ouvriers de se libérer de la dépendance envers le patronat.

La hiérarchie au sein de l'Association

Inspiré par Charles Fourier, Godin établit une hiérarchie au sein de l'Association, fondée sur l'ancienneté, avec des associés, des participants, des sociétaires et des auxiliaires. Chaque échelon est franchi en faisant preuve de mérite au travail et d'implication dans la vie démocratique de l'Association. Seuls les associés participent à l'assemblée générale. À chaque niveau correspond une plus grande part des bénéfices et une meilleure protection sociale et retraite.

Critique du projet et réflexions sur le logement ouvrier

Le Familistère de Guise ça ne plaît pas à tout le monde

Karl Marx et Friedrich Engels, dans le Manifeste du Parti communiste (1848), mentionnent les figures qui ont inspiré le Familistère, notamment Saint-Simon, Fourier et Owen. Ils critiquent ces pionniers du socialisme pour leur ingéniosité personnelle et leur création d'une organisation de la société fabriquée de toutes pièces, mais reconnaissent leur importance en ayant fourni des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers.

Dans "La question du logement" (1872), Friedrich Engels évoque le Familistère de Guise comme une expérience socialiste, et non comme une affaire rentable. Cependant, en 1886, il constate que le Familistère est finalement devenu un simple foyer d'exploitation ouvrière.

La tentative du Familistère de résoudre le problème du logement salubre des ouvriers est critiquée autant par les socialistes que par la droite conservatrice et libérale. Napoléon Ier avait critiqué en 1809 l'idée de créer des logements destinés uniquement à la classe ouvrière, mais son neveu s'est engagé dans un programme de cités ouvrières en 1851, qui n'a abouti qu'à la construction de la cité Napoléon.

Un familistère oui, mais pas comme ça

Les milieux patronaux chrétiens sociaux cherchent également des solutions au problème du logement collectif ouvrier en répondant aux critiques sur les questions des mœurs. Un exemple se trouve à Jujurieux, où Claude-Joseph Bonnet fonde les établissements C.J. Bonnet en 1835.

Frédéric Le Play, promoteur d'un christianisme social, prône la possession de maisons individuelles pour leurs vertus morales. Selon Émile Trélat en 1878, les ouvriers dédaignent les avantages économiques des cités ouvrières et préfèrent garder leur place commune dans la cité. Le débat sur le logement ouvrier, collectif ou maison individuelle, s'étend du Second Empire jusqu'à l'adoption des lois sur le logement social.

En somme, le Familistère de Guise, malgré ses ambitions sociales et ses réalisations, a suscité des critiques et des réflexions sur la question du logement ouvrier. Le débat entre les approches collectives et individuelles du logement social a perduré jusqu'à l'adoption des lois encadrant cette question, et le Familistère reste un exemple marquant de l'histoire des expérimentations en matière d'amélioration des conditions de vie des ouvriers.

L'Association après la mort de Godin

Après la mort de Godin en 1888, l'Association du Familistère de Guise continue de fonctionner, prospère et maintient sa position sur le marché grâce au renom de la marque "Godin". Cependant, aucun nouveau bâtiment n'est ajouté au Familistère, et les logements deviennent insuffisants. Une préférence est établie au bénéfice des enfants de familistériens, entraînant des tensions et une extinction progressive de l'esprit coopératif. En 1968, l'entreprise devient une société anonyme et est intégrée au groupe Le Creuset.

Le familistère de guise, l'ascenseur social au  ralenti

L'expérience du Familistère est pleinement réussie pour les enfants de la première génération d'ouvriers, qui bénéficient d'opportunités d'ascension sociale grâce aux avantages offerts par Godin. Néanmoins, lorsque les ouvriers ne résident plus au sein du Familistère, ces avantages s'amenuisent.

Programme Utopia et réhabilitation du Familistère

Suite au classement du site en tant que Monument historique en 1991, le projet Utopia est lancé en 2000 pour financer la réhabilitation des bâtiments. Le Syndicat Mixte du Familistère de Guise pilote ces chantiers, visant à redonner au Familistère sa valeur touristique, économique et sociale. La réhabilitation comprend la réouverture de lieux publics, la rénovation des appartements, la création d'un musée et d'autres projets d'envergure.

Vers un avenir prometteur : Le Familistère Campus

Une troisième phase du projet Utopia démarre en 2015, visant à développer la dimension sociale du Familistère et sa visibilité internationale. Parmi les projets envisagés figurent la création d'un hôtel, d'un "Centre international des fabriques d'utopie" et l'ouverture du Familistère Campus, un établissement hôtelier prévu pour 2027.

L'héritage du Familistère de Guise

Le Familistère de Guise incarne l'utopie sociale de son fondateur, Jean-Baptiste André Godin, qui aspirait à améliorer les conditions de vie et de travail des ouvriers. Ce projet visionnaire, bien qu'utopique, a permis d'offrir aux travailleurs un environnement plus sain, confortable et éducatif, reflétant ainsi les ambitions humanistes de Godin.

Aujourd'hui, le Familistère fait partie intégrante du patrimoine mémoriel et industriel de la France, témoignant d'une époque où l'innovation sociale et architecturale cherchait à transformer la vie des ouvriers. Les efforts de réhabilitation et de préservation du site, tels que le programme Utopia, soulignent l'importance de cet héritage et de sa transmission aux générations futures.

En somme, le Familistère de Guise demeure un symbole fort d'un projet audacieux et avant-gardiste, qui avait pour objectif de créer une société plus juste et équilibrée en favorisant l'épanouissement et le bien-être des ouvriers. Cette expérience historique rappelle la nécessité de continuer à œuvrer pour des conditions de vie et de travail dignes, en puisant l'inspiration dans des initiatives telles que celle du Familistère de Guise.