
Eugène Atget, photographe d’un Paris disparu
17 Bis Rue Campagne Première Paris
Bien avant Google Street View, il y avait Atget. Pendant trente ans, cet ancien acteur devenu photographe a arpenté Paris avec sa chambre noire, documentant ruelles, vitrines et petits métiers. Méconnu de son vivant, Eugène Atget est aujourd’hui considéré comme un pionnier de la photographie documentaire, un poète de la mémoire urbaine, et un archiviste méticuleux d’un monde en voie d’effacement.
L'HISTOIRE EN BREF
Un Paris en mutation face à l’objectif d’Atget
Démolition d’un quartier de Paris en 1877, entre la rue de l'Échelle la rue Saint Augustin
C’est dans une France encore marquée par les bouleversements sociaux et politiques du XIXe siècle qu’Eugène Atget voit le jour en 1857 à Libourne, en Gironde. Issu d’un milieu modeste, il perd ses parents dès l’âge de cinq ans et grandit à Bordeaux, élevé par ses grands-parents. Très jeune, il choisit de prendre le large : il embarque comme mousse dans la marine marchande, travaillant sur des lignes commerciales vers l’Amérique du Sud. Cette expérience le plonge dans un monde rude, fait de ports, de sueur, et d’attente. Mais Atget, curieux de tout, aspire à une vie différente. En 1878, il revient à Paris avec un rêve : devenir comédien. Après un premier échec au Conservatoire, il finit par y être admis, dans la classe du célèbre Edmond Got. Hélas, ses obligations militaires, puis une maladie des cordes vocales, ont raison de cette carrière fragile. Il joue dans des troupes ambulantes, rencontre sa compagne, Valentine Delafosse-Compagnon, mais doit bientôt renoncer au théâtre. Isolé, sans ressources, il se tourne alors vers la photographie, qu’il apprend en autodidacte, avec une ténacité peu commune.
Portrait d'Eugène Atget en 1890
Quand Atget commence à photographier, dans les années 1880-1890, Paris se métamorphose. Les grands travaux du baron Haussmann ont déjà remodelé la capitale : les boulevards rectilignes ont remplacé les ruelles médiévales, les faubourgs sont repoussés, les façades uniformisées. Mais la modernisation continue : la naissance de la Troisième République, les Expositions universelles, les grands magasins et les tramways préfigurent la ville moderne. Refusant de photographier la modernité tapageuse – Expositions universelles, voitures, boulevards – Atget se concentre sur les marges, les failles du progrès. Face à cette marche en avant, il fait le choix radical de documenter ce qui, chaque jour, menace de s’effacer. Dans la lignée de Victor Hugo, il veut sauver la mémoire du Paris populaire, de ses quartiers oubliés, de ses petits commerces et de ses rituels quotidiens. Ce Paris en voie d’effacement devient son territoire exclusif. Il ne documente pas la ville, il enregistre son agonie silencieuse.
Photographier le vieux Paris pour le rendre immortel
La Place Saint André des Arts et la rue Suger dans le 6ème arrondissement de Paris en 1903.
Atget n’est pas un photographe comme les autres. Son outil est une chambre noire en bois, équipée d’un objectif rectilinéaire. Il utilise des plaques de verre de format 18 x 24, nécessitant des poses longues. Chaque cliché demande du temps, de la patience, une préparation minutieuse. Il travaille seul, très tôt le matin, à l’heure où les rues sont encore désertes, pour saisir une ville figée dans un silence spectral. Ses images sont dépourvues de mouvements humains, comme si Paris venait juste de s’éveiller, dans une lumière douce et crue. Refusant les effets de style ou les retouches du pictorialisme, il adopte une rigueur documentaire absolue. Il ne cherche pas à faire de l'art, mais à créer des "documents pour artistes". Pourtant, la puissance poétique de ses cadrages, son obsession du détail, son goût de la matière font naître une œuvre qui dépasse la simple archive.
Le Cabaret de l'homme armé rue des Blancs-Manteaux vu par Eugène Atget en 1900.
Son travail est monumental : plus de 10 000 images, classées en séries thématiques, avec un système de numérotation gravé sur les négatifs et des albums de référence comme « Saint-Cloud, Réf. n°2 » ou « Vieux Paris, Réf. n°8 ». Il documente les quartiers de Paris (la Topographie du vieux Paris), les décors architecturaux (portes, heurtoirs, ferronneries), les petits métiers (marchand d’abat-jour, joueur d’orgue), les vitrines, les intérieurs bourgeois ou populaires. Il photographie également les parcs, les zones périurbaines, les prostituées (dans un souci d’exhaustivité sociale), les fortifications (vestiges militaires en voie de disparition). Il vend ses tirages à bas prix à la Bibliothèque nationale, au musée Carnavalet, à la Commission du Vieux Paris. Il vit chichement, mais poursuit inlassablement sa mission. Pour lui, il s’agit de :
"Posséder tout le vieux Paris."
Il assemble ses images dans des albums, qu’il présente comme une collection de connaissance, à la manière d’un musée portatif. Par son regard, il transforme les ruelles les plus banales en vestiges de civilisation.
De l’oubli à l’avant-garde : la résurrection d’Atget
Dans sa série sur les petit métiers, un marchand d'abat-jours.
Eugène Atget meurt le 4 août 1927, dans le 14e arrondissement de Paris, dans la misère. Quelques mois auparavant, l’artiste surréaliste Man Ray avait publié anonymement certaines de ses photos dans La Révolution surréaliste, fasciné par leur étrangeté latente. Mais c’est Bérénice Abbott, jeune photographe américaine, qui comprend l’importance de son œuvre. Elle achète ses archives, les restaure, les classe, les expose. Elle consacre plusieurs décennies à faire reconnaître la valeur artistique et historique de cette œuvre singulière, jusqu’à la vente de l’ensemble au Museum of Modern Art (MoMA) de New York en 1968. Grâce à elle, Atget entre dans le panthéon de la photographie moderne.
Atget photographie La Villette, la rue Asselin, et une prostituée devant sa porte en mars 1921
Son influence est décisive. Walker Evans, photographe de la Grande Dépression américaine, le cite comme une référence. Puis viennent Lee Friedlander, Gary Winogrand, et tous les grands noms de la photographie de rue. Atget n’a jamais cherché à devenir un artiste, mais son regard a changé la manière de représenter la ville. Walter Benjamin, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, voit dans ses images une rupture :
"Atget photographie Paris comme un lieu de crime."
Vers 1910, au 38 de la rue Descartes, une devanture de brocanteur.
Ses photographies deviennent des pièces à conviction pour le grand procès du temps. Aujourd’hui encore, elles nous parlent d’un Paris disparu, mais aussi d’un Paris que l’on redécouvre, que l’on regarde autrement. En figeant ce qui allait être détruit, Atget nous a laissé une cartographie intime de la mémoire urbaine.
Photo de couverture : Heurtoir de porte à tête de lion. Photo : Eugène Atget - source : wikipedia
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GLOSSAIRE
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Photographie documentaire : genre photographique visant à enregistrer fidèlement la réalité, souvent à des fins d’archivage ou de témoignage. Atget en est un pionnier.
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Chambre noire : appareil photographique ancien, utilisé par Atget, composé d’un soufflet, d’un objectif et de plaques de verre.
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Rectilinéaire : type d’objectif photographique qui évite la déformation des lignes droites, idéal pour les clichés d’architecture.
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Plaque de verre : support photosensible rigide utilisé avant le film souple. Atget y exposait ses images avec de longs temps de pose.
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Tirage au contact : technique de développement où le papier est placé directement contre le négatif. Donne un rendu très précis.
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Topographie du vieux Paris : nom donné par Atget à ses séries photographiques documentant les rues, bâtiments et détails urbains de la capitale.
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Petits métiers : professions urbaines traditionnelles en voie de disparition à l’époque d’Atget (aiguiseur de couteaux, porteur d’eau…).
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Pictorialisme : courant photographique artistique de la fin du XIXe siècle valorisant l’esthétique floue et picturale, que rejette Atget.
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Commission du Vieux Paris : institution créée pour documenter et préserver les traces du Paris ancien. Elle achètera certaines images d’Atget.
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Musée Carnavalet : musée parisien consacré à l’histoire de Paris. Client important d’Atget.
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Bérénice Abbott : photographe américaine qui sauva l’œuvre d’Atget après sa mort et la fit connaître dans le monde entier.
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Man Ray : artiste surréaliste américain installé à Paris, qui publia les premières images d’Atget dans une revue d’avant-garde.
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MoMA (Museum of Modern Art) : musée d’art moderne de New York, détenteur d’une vaste collection d’œuvres d’Atget grâce à Abbott.
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Walker Evans : photographe documentaire américain influencé par Atget, connu pour ses clichés de l’Amérique rurale dans les années 1930.
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Modernité : ici, désigne l’urbanisation rapide, l’industrialisation et les changements sociaux du Paris fin XIXe-début XXe, que Atget refuse de photographier.
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Mémoire urbaine : concept désignant l’ensemble des traces matérielles, visuelles et sensibles de la ville conservées dans le temps. L’œuvre d’Atget en est un pilier.
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Musiciens de rue vers 1898, photographié par Eugène Atget