
1972, l’affaire des boues rouges : quand la Corse découvre la lutte contre la pollution
Plage de Tamarone Corse FR
En 1972, la société italienne Montedison déverse des déchets toxiques en mer, face au Cap Corse. En quelques mois, c’est toute une île qui se soulève contre cette pollution industrielle. Ce combat écologiste marquera l’entrée fracassante de la question environnementale dans la conscience collective corse.
L'HISTOIRE EN BREF
Cap Corse : une mer sacrifiée à l’industrie
Des pêcheurs manifestent sur leur bateau contre le holding industriel italien Montedison, qui rejette des « boues rouges » en Méditerranée.
Au début des années 1970, les habitants du nord de la Corse commencent à observer un phénomène alarmant : des cétacés, dont des rorquals s’échouent sur les plages, leur peau recouverte de lésions évoquant des brûlures chimiques. Dans le même temps, les scientifiques comme Denise Viale alertent sur les risques écologiques. En avril 1972, le journal Le Provençal Corse révèle que la société Montedison, installée sur la côte toscane, déverse chaque jour 3 000 tonnes de boues rouges dans la mer Tyrrhénienne — partie occidentale de la Méditerranée, entre l’Italie et la Corse. Composées de métaux lourds, d’acide sulfurique et de résidus industriels, ces boues sont entraînées par les courants marins jusqu’au Cap Corse, à moins de 40 km des côtes corses, sur une mer semi-fermée, favorisant l’accumulation des polluants.
Le choc est immense. Le professeur Enzio Tongiorgi, de l'université de Pise, affirme publiquement que ces rejets sont hautement cancérigènes. L'explorateur Paul-Émile Victor appelle les Corses à s'opposer « même par la force » à cette pollution. La menace est double : sanitaire — pour la santé humaine et la faune — mais aussi identitaire, car elle touche une méditerranée perçue comme un espace vital à protéger. L'indignation se propage sur l'île, où les autorités françaises apparaissent désengagées face à une pollution venue d'Italie, mais dont les conséquences s'abattent sur les Corses.
Isula morta : la Corse entre en résistance
Février 1973, manifestation organisée par l'Action Régionaliste Corse (ARC), dirigée par Edmond Simeoni. contre le déversement de « boues rouges » par l'entreprise italienne Montedison.
Le samedi 17 février 1973, des milliers de personnes défilent dans les rues de Bastia. Autonomistes de l'ARC, élus locaux, religieux, simples citoyens : tous protestent contre le silence de l'État. La manifestation prend une tournure violente : la sous-préfecture est envahie, et le sous-préfet Robert Miguet est molesté. Deux figures sont arrêtées : Edmond Simeoni, médecin et leader régionaliste, et Vincent Duriani, adjoint communiste au maire de Bastia. Leur incarcération ne fait que renforcer la mobilisation : quelques jours plus tard, le comité anti-boues rouges lance l'appel à une grève générale, baptisée Isula morta. L'opération est un succès : l'île est à l'arrêt, et le mouvement fait tache d’huile sur le continent.
Dans les mois qui suivent, les revendications s'étendent. Lors de la conférence méditerranéenne contre la pollution, à Beyrouth en juin 1973, José Stromboni prend la parole au nom des Corses. Il lie la lutte contre les boues rouges à une revendication déjà plus globale d'autonomie, au moment même où des combats nationalistes agitent le Proche-Orient. Puis vient le 15 septembre 1973 : l'un des navires de Montedison, le Carlino I, est plastiqué par des nageurs inconnus. L'action, revendiquée par un groupe clandestin — le Fronte paesanu corsu di liberazione (FPCL) —, est saluée sur l'île comme un acte de bravoure. Pour la première fois, une action armée illégale reçoit l'assentiment tacite d’une partie de la population jusque-là peu coutumière de la violence clandestine.
Un procès, une victoire : Deux actes fondateurs pour le FLNC
Une petite fille qui participe à la manifestation contre le holding industriel italien Montedison.
Le 27 avril 1974 s'ouvre à Livourne le procès des dirigeants de Montedison. Pour les Corses, il s'agit d'une épreuve internationale. Le procureur italien Ruggero Papino déclare que « la Corse s'est littéralement soulevée » et que son combat a trouvé un large écho dans l'opinion publique européenne. Les responsables de la société sont condamnés, mais au-delà du verdict, c'est l’engagement populaire qui marque les esprits. Ce n'est pas l'intervention de l'État français, jugée tardive et timide, qui a permis d'obtenir justice, mais bien la mobilisation massive et la stratégie du rapport de force.
L'affaire des boues rouges laisse une trace indélébile dans l'histoire contemporaine de la Corse. Elle montre aux militants nationalistes que la colère de la rue et l'action directe peuvent être plus efficaces que les voies institutionnelles. Cette prise de conscience nourrit directement les événements de 1975 à Aléria, où Edmond Simeoni occupe une cave viticole, et l'émeute de Bastia en 1976. C'est dans ce contexte qu'apparaît le FLNC, dont l'idéologie de lutte contre l’État colonial français s'enracine dans les combats antérieurs, à commencer par celui des boues rouges. Bien au-delà d’un désastre écologique, l’affaire des boues rouges devient l’étincelle d’un réveil identitaire et politique durable.
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GLOSSAIRE
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Boues rouges : déchets industriels toxiques issus de la production de dioxyde de titane, contenant notamment du vanadium, du plomb, du mercure et de l’acide sulfurique.
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Cap Corse : pointe septentrionale de la Corse, directement exposée aux pollutions marines venues d’Italie via les courants de la mer Tyrrhénienne.
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Mer Tyrrhénienne : partie occidentale de la mer Méditerranée, bordée par la Corse à l’ouest et la côte toscane à l’est. Zone semi-fermée, propice à la concentration des polluants.
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Montedison : multinationale chimique italienne responsable du déversement quotidien de plusieurs milliers de tonnes de boues rouges au large de Livourne entre 1972 et 1974.
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Enzio Tongiorgi : professeur à l’Université de Pise, spécialiste en biologie marine, qui dénonça publiquement la toxicité des boues rouges.
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Paul-Émile Victor : explorateur et scientifique français, engagé dans la protection de la nature, qui appela les Corses à résister « même par la force » à cette pollution.
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Edmond Simeoni : médecin et figure du régionalisme corse, arrêté en février 1973 après les manifestations de Bastia. Il jouera un rôle central dans l’émergence du nationalisme corse.
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Vincent Duriani : élu communiste bastiais, arrêté aux côtés de Simeoni lors des manifestations contre les boues rouges.
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Isula morta : nom donné à la grève générale déclenchée le 26 février 1973 en Corse pour dénoncer l’inaction de l’État face à la pollution. L’île fut symboliquement « mise à l’arrêt ».
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José Stromboni : représentant corse qui porta la parole de l’île à la conférence de Beyrouth sur la pollution en Méditerranée, en juin 1973.
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Fronte paesanu corsu di liberazione (FPCL) : groupe clandestin corse qui revendiqua le sabotage du navire Carlino I en septembre 1973, dans un acte de résistance armée contre Montedison.
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Carlino I : navire de la société Montedison utilisé pour le transport des boues rouges, plastiqué dans le port de Livourne le 15 septembre 1973.
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Ruggero Papino : procureur italien au procès de Livourne, qui reconnut publiquement l’ampleur de la mobilisation corse et son retentissement international.
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FLNC (Front de libération nationale corse) : mouvement indépendantiste clandestin fondé en 1976, revendiquant l’héritage des luttes écologiques et politiques des années précédentes.
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Aléria 1975 : épisode emblématique où Edmond Simeoni et ses partisans occupent une cave viticole sur la plaine orientale, posant les bases du nationalisme corse contemporain.
POUR SE REPÉRER
C’est sur la plage de Tamrone que furent constatés les premiers échouages de cétacés au printemps 1972.
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