
La Grande Mosquée de Paris : entre hommage aux soldats musulmans, héritage colonial et islam républicain
2bis Pl. du Puits de l'Ermite Paris
Plus qu’un lieu de prière, c’est une construction diplomatique. Officiellement, elle rend hommage aux soldats musulmans tombés pour la France. Mais la Grande Mosquée de Paris est aussi un outil d’influence coloniale et un marqueur de la présence de l’islam à Paris. À travers ce monument arabo-andalou, la République affirme sa reconnaissance — et son autorité.
L'HISTOIRE EN BREF
Mémoire d’une guerre, vitrine d’un empire
Tirailleurs algériens décorés de la Légion d'honneur le 13 juillet 1919.
Lorsque la Première Guerre mondiale s’achève, la France se souvient. Parmi ses morts, plus de 100 000 soldats musulmans venus du Maghreb et d’Afrique subsaharienne sont tombés pour la République pendant la guerre de 14-18. À Verdun, 70 000 d’entre eux périssent dans l’enfer des tranchées. Mais cette mémoire croise un objectif plus stratégique : affirmer la France comme puissance musulmane dans un monde impérialiste.
Au débuts des années 1900, l’ancienne mosquée du cimetière musulman au Père-Lachaise à Paris
Alors que Londres possède déjà une mosquée depuis 1889, Saint-Pétersbourg depuis 1910, Paris accuse un retard symbolique. Pourtant, la France domine un vaste empire islamique, du Maroc à la Syrie, et l’absence d’un lieu de culte emblématique dans sa capitale devient un manque criant. En 1916, une mosquée provisoire à Vincennes est installée près d’un hôpital pour soldats musulmans. Mais le tournant décisif est diplomatique : cette même année, Si Kaddour Ben Ghabrit, haut fonctionnaire algérien, mène la mission du Hedjaz pour organiser le pèlerinage à La Mecque. Il devient l’interlocuteur idéal d’un projet à double vocation : rendre hommage et consolider l’ordre impérial.
La grande Mosquée de Paris : un chantier hautement politique
En 1920, un projet de loi est discrètement adopté. Officiellement, il s’agit de créer un Institut musulman. Mais l’objectif est clair : ériger une mosquée dans la capitale. Problème : la loi de 1905 interdit à l’État de financer les cultes. Un tour de passe-passe juridique permet de contourner l’obstacle : la Société des Habous, enregistrée en Algérie, non soumise à cette loi, servira de relais.
Le terrain retenu, dans le 5e arrondissement, est symbolique : celui de l’ancien hôpital de la Pitié, cédé grâce à une subvention de la Ville de Paris (près de 1,8 million de francs). L’État, lui, débloque 500 000 francs. La première pierre est posée le 1er mars 1922 par le maréchal Lyautey — « Quand s’érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Île-de-France, qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. » Une phrase qui traduit l’idée d’une cohabitation paisible des cultes, par une intégration visible mais non conflictuelle de l’islam dans le paysage religieux parisien.
Inauguration de la Grande Mosquée de Paris le 15 juillet 1926, en présence du sultan Youssef du Maroc, d'Abdelqader Bin Ghabrit, de Muhammad al-Muqri et de Gaston Doumergue.
Les travaux durent quatre ans, dirigés par Maurice Tranchant de Lunel. L’architecture devient un langage : porte inspirée de Meknès, minaret calqué sur Fès, patio andalou rappelant Séville. Elle lie l’Afrique du Nord à la capitale française, comme une projection esthétique de l’empire. Ce monument islamique de Paris devient un symbole visible de la place donnée à l'islam dans l’espace urbain républicain. Le 15 juillet 1926, la mosquée est inaugurée en présence du président Gaston Doumergue et du sultan marocain Moulay Youssef. La République, dans un geste rare, rend hommage à ses enfants tombés au combat : « À tous Français d’origine, Français de cœur et Français par le sang versé, elle exprime le même respect, la même reconnaissance. »
Une mosquée pour résister, représenter, rayonner
Jardin de la grande mosquée.
Dès ses débuts, la Grande Mosquée de Paris incarne une double fonction. Spirituelle, bien sûr — elle devient le principal lieu de culte pour les quelque 20 000 musulmans parisiens. Mais aussi politique : elle est conçue comme un outil de pacification coloniale, dans un contexte où les revendications indépendantistes gagnent du terrain au Maghreb et au Machrek. L’extrême droite s’en indigne : Charles Maurras y voit une menace pour la chrétienté française. La mosquée et la République s’y rencontrent, entre symbolique de la laïcité et reconnaissance d’un culte minoritaire. Elle incarne une République cherchant à concilier pluralisme religieux et autorité impériale.
Son premier recteur, Si Kaddour Ben Ghabrit, en fait un centre religieux et diplomatique actif. Il incarne une figure ambivalente : loyal au pouvoir colonial, mais actif dans l’ombre pour protéger les persécutés. Pendant l’Occupation, il délivre de faux certificats musulmans à des Juifs traqués, les dissimule parfois dans les sous-sols de la mosquée. Les historiens estiment que 500 à 1600 personnes auraient été ainsi sauvées. Après sa mort en 1954, la mosquée entre dans une période d’incertitude. Le gouvernement nomme Hamza Boubakeur en 1957, pour réorganiser la Société des Habous et ancrer la structure dans le paysage religieux de la République. En 1962, malgré les tensions liées à l’indépendance de l’Algérie, la mosquée reste juridiquement française, un statut maintenu jusqu’à aujourd’hui. Elle illustre les relations complexes entre islam et colonisation, entre stratégie impériale et reconnaissance symbolique.
La grande mosquée de Paris en 1967.
Dans les décennies suivantes, la mosquée devient un symbole religieux, patrimonial et politique. Elle reste à l’écart des recompositions institutionnelles de l’islam français, mais conserve une aura singulière. Sous la direction de Dalil Boubakeur (1992-2020), elle s’impose dans le débat public. En 2006, un mémorial aux combattants musulmans de 14-18 est inauguré dans ses jardins. Depuis 2020, Chems-Eddine Hafiz, avocat spécialiste du droit religieux, défend une vision d’un islam républicain, enraciné, pacifié, compatible avec la laïcité. Chaque vendredi, la mosquée accueille jusqu’à 12 000 fidèles, dans un cadre où les prêches sont bilingues, en arabe et en français.
Prières à la grande mosquée de Paris en 2020.
Ce minaret, pensé à l’époque comme un geste d’intégration impériale, continue de projeter aujourd’hui une image de dialogue, d’enracinement et de mémoire franco-musulmane, au cœur du quartier du Jardin des Plantes.
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GLOSSAIRE
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Grande Mosquée de Paris : édifice religieux construit entre 1922 et 1926, situé dans le 5e arrondissement, symbole de reconnaissance envers les soldats musulmans de la Première Guerre mondiale, mais aussi marqueur d’une stratégie coloniale et diplomatique.
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soldats musulmans de 14-18 : combattants originaires des colonies françaises d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne ayant servi dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale. Plus de 100 000 d’entre eux sont morts au combat.
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Si Kaddour Ben Ghabrit : haut fonctionnaire franco-algérien, diplomate et fondateur de la mosquée, recteur de 1922 à 1954, connu aussi pour avoir sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
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Société des Habous : structure juridique créée en 1917 pour financer et gérer la mosquée, inscrite d’abord en droit musulman puis convertie en association loi 1901.
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mission du Hedjaz (1916) : opération diplomatique menée par Ben Ghabrit pour organiser les pèlerinages musulmans pendant la guerre et renforcer l’influence française au Proche-Orient.
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loi de 1905 : loi française de séparation des Églises et de l’État, interdisant le financement public des cultes — contournée ici via un montage juridique colonial.
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Institut musulman de Paris : appellation officielle du projet voté en 1920 pour englober mosquée, bibliothèque et salles d’étude — euphémisme destiné à faire accepter le financement du projet.
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Maréchal Lyautey : haut responsable colonial, promoteur du projet, auteur de la célèbre phrase lors de la pose de la première pierre en 1922, symbole de l’islam compatible avec la République.
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architecture arabo-andalouse : style choisi pour la mosquée, inspiré de Fès, Meknès et Séville, combinant influences nord-africaines et ibériques.
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minaret : tour emblématique de la mosquée culminant à 33 mètres, conçue comme un repère visuel et symbolique dans le paysage parisien.
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Charles Maurras : figure de l’extrême droite nationaliste, opposé à la construction de la mosquée qu’il voyait comme une menace pour la chrétienté française.
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Hamza Boubakeur : recteur de la mosquée de 1957 à 1982, chargé de sa réorganisation après l’indépendance de l’Algérie.
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Dalil Boubakeur : fils de Hamza, recteur de 1992 à 2020, acteur clé de la représentation de l’islam en France.
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Chems-Eddine Hafiz : avocat et recteur depuis 2020, défenseur d’un islam républicain enraciné dans la laïcité française.
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