
Marcelin Albert, le cafetier qui mena la révolte des vignerons
5 Pl. François Mitterand Argeliers
En 1907, un modeste cafetier du Languedoc, Marcelin Albert, entraîne tout un peuple dans une révolte sans précédent contre la fraude viticole. De la marche des 87 à l'immense manifestation de Montpellier, sa croisade pacifique enflamme le Midi et pousse Clemenceau à envoyer l’armée. Cette mobilisation paysanne, menée sans arme mais avec ferveur, changera à jamais le destin des vignerons.
L'HISTOIRE EN BREF
1907, la crise viticole qui met le Midi à genoux
1910, chargement de vins à destination de la France dans le port d’Oran
Au début du XXe siècle, le vignoble du Languedoc-Roussillon est devenu le premier bassin de production viticole d’Europe. Mais après la reconstitution des vignes dévastées par le phylloxéra, une crise économique s’installe. Les récoltes sont abondantes, les prix s'effondrent, et les petits vignerons sont à bout. La concurrence des vins algériens, la chaptalisation (ajout de sucre pour augmenter le degré d’alcool), les fraudes massives avec des vins coupés avec de l’eau ou élaborés à partir de raisins secs saturent le marché. Le vin naturel, produit honnêtement, ne se vend plus. Les familles s’endettent, les ouvriers agricoles chôment, les villages du Midi s’enfoncent dans la misère.
1907, une caricature de Marcelin Albert, meneur de la révolte des vignerons du Midi.
Face à cette situation, l’inaction de l’État est perçue comme une trahison. Depuis 1900, un cafetier-vigneron d'Argeliers, Marcelin Albert, dénonce sans relâche la fraude et appelle à l’unité. Surnommé "Lo Cigal", il prêche depuis les places de village, grimpe sur des platanes pour se faire entendre, et distribue des tracts. Raillé, moqué, il ne renonce jamais. Le 18 février 1907, il envoie un télégramme poignant au président du Conseil, Georges Clemenceau que l'on surnomme "le Tigre" : « Midi se meurt. Pitié pour nos enfants sans pain, nos mères prêtes au déshonneur. » Il y dénonce les effets pervers d’une loi accusée de favoriser la fraude. L’appel est ignoré. Alors il passe à l’action.
Marcelin Albert, la voix d'un leader
Marcelin Albert porté en triomphe à Montpellier le 9 juin 1907
Le 11 mars 1907, 87 vignerons d’Argeliers suivent Marcelin Albert jusqu'à Narbonne. Cette première mobilisation marque le début d’un mouvement sans précédent. Là, une commission parlementaire est en visite. Ils y dénoncent la situation, mais les réponses tardent. De retour chez eux, ils fondent le Comité de défense viticole d’Argeliers. Chaque dimanche, de nouveaux meetings – volontairement organisés en fin de semaine pour rassembler un maximum de monde – mobilisent des milliers de viticulteurs : Sallèles-d’Aude, Capestang, Béziers, Carcassonne. Le Tocsin, journal du Comité, appelle à la désobéissance pacifique. À la mi-mai, les manifestations rassemblent, selon les sources, jusqu’à 200 000 personnes.
Rassemblement vigneron où Ernest Ferroul, maire de Narbonne et Marcelin Albert prennent la parole.
Le 9 juin 1907, à Montpellier, la place de la Comédie est noire de monde : 600 000 à 800 000 manifestants, selon les sources, envahissent la ville. C'est la plus grande manifestation de la Troisième République. Marcelin Albert est porté en triomphe, acclamé comme un "rédempteur". Mais Clemenceau durcit le ton. Il fait arrêter Ernest Ferroul, maire socialiste de Narbonne et soutien du mouvement. Le 20 juin, à Narbonne, l'armée ouvre le feu : six morts, dont une jeune fille, Cécile Bourrel. En réaction, les soldats du 17e régiment d’infanterie se mutinent, fraternisent avec la foule. Le Midi est au bord de l’insurrection.
Marcelin Albert face à Clemenceau, à la une du Petit Journal du 7 juillet 1907.
Pour éviter l’embrasement, Albert se rend à Paris, où Clemenceau l’accueille en secret le 23 juin. le "Tigre", maître de la manœuvre politique, le séduit : il promet des lois anti-fraude et propose un sauf-conduit pour qu’Albert appelle au calme. Il lui glisse aussi cent francs pour le billet de train. Naïvement, Albert accepte. Mais Clemenceau orchestre une campagne de presse : il le présente comme un naïf corrompu, vendu pour une poignée de francs. Pendant ce temps, les membres restants du Comité d’Argeliers poursuivent l’action dans la clandestinité. Quand Albert revient dans l’Aude, il est accueilli par les huées, accusé de trahison. Il doit se cacher, puis se constitue prisonnier à Montpellier.
La victoire des "gueux", l’exil d’Albert
Le défilé des "Gueux" place de la comédie à Montpellier le 9 juin 1907.
Pourtant, la révolte a porté ses fruits. Le 29 juin et le 15 juillet 1907, deux lois sont votées : elles imposent la déclaration des récoltes, restreignent le sucrage, encadrent la circulation du vin. Le Comité d’Argeliers est libéré le 2 août. En septembre, les vignerons créent la Confédération Générale des Vignerons, présidée par Ferroul. Partout, les coopératives viticoles se multiplient, réponse durable à la crise et symbole de ce que l’on appellera bientôt le "Midi Rouge".
Carte postale de 1907
Quant à Marcelin Albert, il est définitivement écarté du mouvement. Persona non grata dans l’Aude, il s’installe en Algérie, alors colonie française, où des vignerons reconnaissants l’aident quelque temps. Mais là encore, il finit dans la misère. Il meurt oublié en 1921. Pourtant, son image de "roi des gueux", d’homme seul face à l’État, reste vivace. Dans le Midi, il est encore célébré comme celui qui, sans parti ni fortune, fit trembler la République et redonna fierté à un peuple de vignerons.
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GLOSSAIRE
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Marcelin Albert : cafetier-vigneron d’Argeliers (Aude), figure centrale de la révolte viticole de 1907. Surnommé Lo Cigal, il est considéré comme le “rédempteur” des petits vignerons du Midi.
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Révolte des vignerons de 1907 : vaste soulèvement pacifique des viticulteurs du Languedoc-Roussillon contre la fraude et la surproduction, ayant culminé en juin 1907 avec une mobilisation de masse et une crise politique nationale.
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Vin naturel : vin élaboré sans additifs ni pratiques frauduleuses (chaptalisation excessive, coupage avec de l’eau, etc.), au cœur des revendications des vignerons du Midi.
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Phylloxéra : insecte parasite qui ravagea le vignoble européen à la fin du XIXe siècle, entraînant la replantation de cépages résistants et une réorganisation complète du secteur viticole.
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Chaptalisation : ajout de sucre au moût de raisin pour augmenter le degré d’alcool du vin, pratique autorisée mais très controversée.
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Comité d’Argeliers : premier organe de mobilisation créé en mars 1907 à Argeliers par Marcelin Albert et 86 autres vignerons, pivot de la coordination des rassemblements.
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Le Tocsin : journal hebdomadaire fondé par le Comité d’Argeliers pour relayer les revendications des vignerons et appeler à la mobilisation.
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Ernest Ferroul : maire socialiste de Narbonne, soutien politique de la révolte, futur président de la Confédération Générale des Vignerons.
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Georges Clemenceau : président du Conseil en 1907, surnommé “le Tigre”, qui réprima la révolte après avoir tenté de la désamorcer par une manœuvre politique contre Marcelin Albert.
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Grève de l’impôt : stratégie prônée par les élus du Midi pour faire pression sur l’État, consistant à suspendre collectivement le paiement des impôts.
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17e régiment d’infanterie : unité de l’armée française basée à Béziers, qui se mutina en juin 1907 en solidarité avec les manifestants.
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Midi Rouge : expression désignant le sud viticole de la France, marqué au XXe siècle par des luttes agricoles, une forte tradition socialiste et coopérative.
POUR SE REPÉRER
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QUESTIONS FRÉQUENTES
Qui était Marcelin Albert ?
Marcelin Albert était un cafetier et vigneron d’Argeliers, dans l’Aude. En 1907, il devint le leader charismatique de la révolte des vignerons du Midi contre la fraude viticole. Surnommé Lo Cigal, il mena marches, meetings et prises de parole jusqu’à être reçu par Clemenceau.
Pourquoi les vignerons du Midi se sont-ils révoltés en 1907 ?
La révolte est née d’une crise économique grave due à la surproduction de vin, aux fraudes (vins chaptalisés, coupés, importés) et à l’inaction de l’État. Les petits producteurs ne pouvaient plus vendre leur vin naturel à un prix juste, menaçant tout un mode de vie.
Quels furent les moments clés de cette mobilisation ?
Le mouvement commence le 11 mars 1907 avec la marche des 87 d’Argeliers. Il culmine le 9 juin à Montpellier, avec jusqu’à 800 000 manifestants. Les jours suivants sont marqués par des fusillades, une mutinerie militaire, et une entrevue tendue entre Albert et Clemenceau.
Quelles ont été les conséquences concrètes de cette révolte ?
Deux lois anti-fraude sont votées en juillet 1907. Elles imposent la déclaration des récoltes, réglementent le sucrage et les mouvements de vin. Le mouvement donne aussi naissance à la Confédération Générale des Vignerons et accélère la création de coopératives viticoles.
Que devient Marcelin Albert après la révolte ?
Discrédité après son entrevue avec Clemenceau, il est rejeté par une partie des manifestants. Il s’installe en Algérie, aidé par des vignerons solidaires, mais meurt dans la pauvreté en 1921. Il reste aujourd’hui une figure emblématique de la mémoire paysanne du Midi.