6 indiens dans la ville
80 Quai du Havre Rouen
Au cœur de Rouen, pile à l’angle du boulevard des Belges et du quai du Havre, se dresse un immeuble singulier, que l’on appelle « l’hôtel des sauvages ». Si vous levez les yeux, vous découvrirez que sa façade est ornée de sculptures d'Indiens. Plus exactement des Indiens Osage, dont les sculptures font perdurer le souvenir d’une histoire oubliée, d’un voyage hors du commun qui se déroula en 1827.
L’Odyssée des Osages à Rouen
Un Lien Historique Méconnu
L’histoire des Osages, une tribu amérindienne principalement établie dans le comté d'Osage en Oklahoma, est intimement liée à la France. Leur territoire, jadis une partie de la vaste Louisiane française, fut vendu aux États-Unis en 1803 par Napoléon Bonaparte. Malgré ce changement de souveraineté, les Osages conservèrent un attachement profond à la France, le berceau de nombreux trappeurs et commerçants avec qui ils avaient tissé des liens.
L’origine du peuple Osage
La rivière Osage, cet affluent majestueux du Mississippi, coule à travers les terres ancestrales de ce peuple amérindien dans le Missouri, évoquant des siècles d'histoire. Dans leur propre langue, les Osages se désignent comme les « Wazházhe », un terme poétique se traduisant par « enfants de l'eau du milieu ». Le nom "Osage", aujourd'hui utilisé, est en réalité une adaptation française, héritée des trappeurs et des coureurs des bois qui arpentaient autrefois ces étendues de la Louisiane française et de la Nouvelle-France.
L'identité culturelle des Osages est intimement liée à la nature. Ils ont emprunté leur nom à l'Oranger des Osages, un arbre robuste et versatile dont ils se servaient aussi bien pour la confection de peintures rituelles que pour la fabrication d'arcs, outils essentiels de leur quotidien et de leur survie.
Un Voyage Audacieux
Des années après avoir regretté leur séparation d'avec la France, les Osages du Missouri, animés par le désir de revisiter la terre de leurs anciens alliés, entreprirent en 1827 un voyage ambitieux vers l'Europe. Ce périple ne serait pas sans embûches ; il nécessitait une traversée de l'océan Atlantique précédée d'un voyage fluvial jusqu'à la Nouvelle-Orléans pour embarquer en direction de la France.
Leur aventure commença par un défi de taille : la navigation sur les rapides du Missouri. Là, une tragédie les frappa lorsque leurs radeaux chavirèrent, emportant avec eux leur précieux chargement de peaux, destinées à financer leur passage. Face à cette perte, la moitié du groupe, découragée, fit demi-tour. Cependant, six membres déterminés, quatre guerriers et deux femmes, persistèrent dans leur quête, poussés par une volonté inébranlable de fouler le sol français.
Leur persévérance les mena à Saint-Louis où ils rencontrèrent David Deloney, un colonel français dans l'armée américaine. Voyant une opportunité lucrative dans l'exhibition de ces visiteurs exotiques, Deloney les convainquit de poursuivre leur voyage avec lui. Après plusieurs semaines en mer, ils atteignirent enfin Le Havre, où débuta pour eux une aventure aussi éprouvante qu'extraordinaire.
Entre Curiosité et Épreuves
Accueillis avec un mélange d'admiration et de curiosité, les Osages furent chaleureusement reçus, parfois embrassés et souvent touchés par la foule fascinée. Leur séjour s'étendit sur trois mois, un périple qui les mena de Rouen à Paris, où ils eurent même l'honneur d'être reçus à la cour de Charles X. Cependant, cette célébrité s'accompagna d'une couverture médiatique intense, qui, ironiquement, se révéla être à double tranchant. Cependant, leur périple se transforma en une épreuve douloureuse. Traités comme des curiosités exotiques, ils durent endurer une exposition dégradante, jusqu'à ce que Delaunay soit arrêté.
À ce moment-là, leur accompagnateur, David Deloney, fut accuser d'escroquerie. Des victimes, ayant reconnu Deloney à travers les publications sur la visite des Osages, signalèrent ses méfaits, conduisant à son arrestation. Désormais seuls et privés de leur guide, les Osages ressentirent de plus en plus le manque de leur communauté et la nécessité de retourner chez eux. Mais le chemin du retour était loin d'être simple. Après deux ans d'errance sur les routes de France et d'Europe, sans parvenir à trouver une solution, ils prirent la décision difficile de se diviser en deux groupes. L'un se dirigea vers Paris dans l'espoir de solliciter l'aide du marquis de Lafayette, tandis que l'autre se rendit à Montauban, attiré par la présence de Louis Dubourg, ancien évêque de la Louisiane française, qui y résidait.
Le salut à Montauban
Le trio d'Osages, ayant choisi de se diriger vers Montauban, entama un périple à travers la Provence, passant par Avignon et arrivant finalement à la Cité d'Ingres. En novembre 1829, ils atteignirent leur destination, éreintés par un voyage exténuant et un hiver précoce d'une rigueur exceptionnelle. À Montauban, ils trouvèrent refuge auprès de l'évêché, alors situé dans l'édifice qui accueille aujourd'hui la mairie. L'évêque de la ville les prit immédiatement sous son aile. La communauté de Montauban fit preuve d'une solidarité remarquable. Une collecte de fonds fut rapidement organisée et, en l'espace d'une semaine seulement, les fonds nécessaires pour leur retour au Kansas furent rassemblés.
Le second groupe mené par Esprit Noir, va trouver lui aussi l'aide nécessaire auprès de Lafayette, pour enfin rentrer chez eux. Mais sur les trois membres du groupe, deux d'entre eux, Esprit Noir et Jeune Soldat vont mourir de la variole pendant le voyage du retour. Seule Soleil Sacré, et son bébé, vont réussir à regagner leur tribu. Une fois de retour chez eux, les Osages partagèrent leur aventure extraordinaire avec leur tribu. Grâce à la puissance de leur tradition orale, véritable ciment de leur culture, le souvenir de leur périple a perduré à travers le temps, résonnant encore aujourd'hui dans les récits de la tribu.
Un Héritage Vivant
Ces sculptures à Rouen sont plus qu'un ornement ; elles sont le témoignage d'une histoire extraordinaire, celle d'un peuple fier, d'une rencontre culturelle inédite. En contemplant ces visages de pierre, on se rappelle l'importance de la mémoire collective, indélébile malgré les vicissitudes de l'histoire.
Voici un extrait du Journal de Rouen daté du août 1827, qui relate la visite de la ville par les indiens Osages :
Buste d'Esprit Noir, guerrier indien osage, sculpté en 1827 lors de son passage à Paris par Jean-Pierre Dantan.
« Ces étrangers qui pendant cinq jours n’ont pas cessé d’être l’objet d’empressement de curiosité sans exemple, nous ont quitté hier à dix heures du soir pour se rendre à Paris.
Samedi, à cinq heures du matin, on leur a fait visiter l’église cathédrale dont la vaste dimension a paru les étonner. Ils sont montés dans la tour où sont placées les cloches qui ont fixé leur attention d’une manière toute particulière. Un incident est venu là montrer la supériorité de résolution que les femmes possèdent dans le caractère. On a voulu les faire passer par-dessus le pont de planches qui conduit aux galeries extérieures, d’où l’on jouit d’un magnifique panorama de la ville : les hommes n’ont jamais pu se résoudre à la franchir, à l’exception d’Esprit Noir que l’exemple des deux femmes a fini par entraîner.
Dans la journée ils sont allés voir l’Hôtel-Dieu qu’ils ont visité dans tout son ensemble. La supérieure des dames qui desservent cet hospice, dont l’âge est très avancé, est devenue l’objet particulier de leur respectueuse attention. Ils ont, à son égard, exprimé l’idée qu’elle devait avoir de bien grands mérites pour que l’Être-Suprême eût permis qu’elle parvint à un aussi grand âge.
Il paraît que les Osages ont une grande vénération pour les vieillards ; car déjà ils avaient eu l’occasion de rencontrer sur leur route un pauvre mendiant dont les cheveux blanchis et la barbe longue donnent à sa physionomie un air patriarcal. A son aspect, ces étrangers se sont levés tout spontanément dans leurs voitures, et n’ont cessé de lui adresser, par leurs démonstrations, des marques de respect, jusqu’à ce qu’ils l’eussent entièrement perdu de vue. On sait que la vie des Osages est généralement beaucoup plus bornée que celles des Européens.
Dans la journée ils sont allés voir l’Hôtel-Dieu qu’ils ont visité dans tout son ensemble. La supérieure des dames qui desservent cet hospice, dont l’âge est très avancé, est devenue l’objet particulier de leur respectueuse attention. Ils ont, à son égard, exprimé l’idée qu’elle devait avoir de bien grands mérites pour que l’Être-Suprême eût permis qu’elle parvint à un aussi grand âge.
Il paraît que les Osages ont une grande vénération pour les vieillards ; car déjà ils avaient eu l’occasion de rencontrer sur leur route un pauvre mendiant dont les cheveux blanchis et la barbe longue donnent à sa physionomie un air patriarcal. A son aspect, ces étrangers se sont levés tout spontanément dans leurs voitures, et n’ont cessé de lui adresser, par leurs démonstrations, des marques de respect, jusqu’à ce qu’ils l’eussent entièrement perdu de vue. On sait que la vie des Osages est généralement beaucoup plus bornée que celles des Européens. »