Les Terre-Neuvas de Fécamp, les forçats de la mer

3 Quai Capitaine Jean Recher Fécamp

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L'histoire des Terre-Neuvas, ces pêcheurs qui partaient braver les eaux gelées de Terre-Neuve pour capturer la morue, n’est pas seulement une chronique de la mer et de ses ressources. C’est aussi un miroir des dynamiques sociales et économiques qui ont façonné une communauté. Car depuis le XVIe siècle, cette pêche exigeante et dangereuse, a marqué profondément l’identité et le mode de vie des habitants de Fécamp.

« Vêtu d'un chandail humide et porteur d'une casquette spongieuse, déformée, d'un pantalon trop court et de godillots à clous, le gars tétait un authentique brûle-gueule de terre-neuvas. » Francis Carco, Messieurs les vrais de vrai, Les Éditions de France, Paris, 1927

 

L'odyssée maritime de Fécamp

La pêche à Fécamp

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Au XIXe siècle, Fécamp s'est transformé en un hub industriel florissant, alimenté non seulement par la pêche à la morue, mais aussi par la pêche au hareng et une industrie navale en plein essor. Initiée au cœur du XVIe siècle, cette odyssée maritime a atteint son zénith entre les années 1820 et 1840. À cette époque la pêche en haute mer attirait chaque année plus de 10 000 pêcheurs français, qui partaient s’aventurer dans les eaux de Terre-Neuve et le long de sa côte française.

De l'Islande aux Confins Arctiques

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Au tournant du XXe siècle, les chalutiers de Fécamp avaient une routine bien établie : ils se dirigeaient d'abord vers les bancs de poissons islandais en début d'année avant de mettre le cap sur Terre-Neuve. Cependant, à partir de 1929, un changement notable s'est opéré. Les pêcheurs de Fécamp ont commencé à explorer de nouveaux territoires de pêche, s'aventurant dans des régions plus éloignées comme le Spitzberg, la mer de Barents, l'île aux Ours et même le Groenland.

Au cours du XXe siècle, la ville a atteint un nouveau sommet en devenant le principal port morutier de France. Les marchands de Fécamp ont alors étendu leur influence, exportant la morue aux quatre coins du globe. Les Terre-Neuvas, ces pêcheurs intrépides, sont devenus les symboles d'une tradition qui s'étend du XVIe au XXe siècle. Ils embarquaient chaque année dans le port Normand pour partir traquer la morue dans les vastes bancs de Terre-Neuve, loin au large du Canada.

 

Les Échos du Quai

Le départ des Terre-Neuvas

Jules Achille Noël - Crinolines sur la plage, Fecamp (1871)

À l'époque des voiliers, les Terre-Neuvas s'embarquaient à la fin de l'hiver pour une odyssée annuelle qui pouvait s'étirer sur 9 à 10 mois. L'arrivée des chalutiers a certes réduit la durée de chaque voyage, mais a augmenté leur fréquence. Désormais, on parle de trois expéditions de trois mois chacune ou de deux séjours de cinq mois en mer. Cependant, cela n'a guère changé le temps que ces marins passent avec leur famille à terre. Les départs sont toujours aussi longs et les séparations continuent de peser lourdement sur la vie de couple.

Les rituels adieux

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De tout temps les quais de pierre du port de Fécamp, que les estacades en bois prolongent pour former un chenal étroit, ont été les témoins silencieux de scènes d’adieux déchirants. Lorsque les navires de pêche à la morue quittent le port, tous les marins se tournent vers la chapelle Notre-Dame-de-Salut qui surplombe Fécamp. C'est alors que retentit la corne de chaque navire, trois fois de suite, comme pour invoquer la trinité de la mer : "Bon vent", "Bonne mer", et "Bonne pêche". Les familles qui ont accompagné à pied les navires jusqu'aux phares, assistent à ce rituel ancré dans l'identité des Terre-Neuvas. Des familles de marins qui continueront de les saluer de la main, avant de se résigner à les voir disparaître à l'horizon.

 

L’évolution des navires de pêche

L'ère des Voiliers

Le Marité sous voiles

À partir de la moitié du XIXe siècle, les bricks ont cédé la place à des navires à trois mâts. À cette époque la pêche s’effectuait à l'aide de lignes à main lancées directement depuis le navire. Jusqu’à ce qu’une révolution technique ne remplace ce mode de pêche : l'introduction de la "ligne de fond".

Cette ligne, longue de plusieurs centaines de mètres et équipée de milliers d'hameçons, est déployée depuis des chaloupes, dans lesquelles dix hommes prenaient place. Mais cette embarcation lourde et peu maniable était dangereuse. Il faut attendre 1876, pour que le doris, une embarcation plus petite et manœuvrable, qui pouvait s’empiler plus facilement sur le pont et qui ne nécessitait que deux hommes, ne vienne remplacer progressivement la chaloupe.

Le Doris : Entre Survie et Tragédie en Mer

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Introduits en 1877, les doris sont des embarcations compactes de 6 mètres de long avec un fond plat, conçues pour accueillir deux hommes. En fin d'après-midi, après avoir collecté les appâts, ces marins s'aventuraient en mer pendant plusieurs heures pour poser des lignes équipées d'environ 2 000 hameçons. Une fois la nuit tombée, les morues étaient capturées sur ces hameçons. Au petit matin, les pêcheurs retournaient en mer pour récupérer leur prise, qui était ensuite découpée et salée à bord du navire principal.

Si un doris ne revenait pas, l'équipage ne le cherchait pas. Les deux hommes à bord avaient encore une chance de retrouver leur chemin une fois le brouillard levé ou d'être sauvés par un autre équipage. Ce brouillard épais était souvent la cause de dérives et d'accidents. Chaque doris était équipé d'une corne de brume, non pas pour signaler sa position, mais pour émettre un son qui pourrait être entendu par d'autres navires, qui pourraient répondre aux naufragés de la même manière. Ainsi les marins perdus devaient compter sur leur bonne fortune, puisque par principe nul ne partirait à leur recherche.

En théorie seulement, chaque doris aurait dû être équipée d'eau fraîche et de biscuits, conformément à la réglementation. Malheureusement, les tragédies étaient fréquentes : entre 1888 et 1913, cinquante-sept doris fécampoise, ont été déclarés perdus, avec les hommes à bord. Ce nombre n'a fait qu'augmenter à mesure que la flotte de Terre-Neuve s'est développée.

 

L’arrivée des chalutiers

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La pêche au chalut, une méthode qui utilise un filet en forme d'entonnoir, a ses racines dans le Moyen Âge.  Le chalut est d'abord mis à l'eau tandis que le navire avance à vitesse réduite. Une fois le chalut au fond de la mer, Le navire peut alors manœuvrer librement et entamer son "trait de chalut", qui dure en moyenne deux heures.

Pour remonter le chalut, les marins enroulent les câbles pour hisser le chalut à bord. Un marin spécialisé se glisse sous la poche de poissons suspendue à 80 cm au-dessus du pont et dénoue un nœud à la base. Les poissons sont alors libérés dans le parc du navire. Cette "palanquée" ou "pal" pèse généralement entre 2 et 3 tonnes. Une fois refermé le chalut est refermé et relancé pour continuer la pêche.

À la recherche de l’or blanc

La Cadence infernale des Terre-Neuvas

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Les terre-neuvas travaillaient dans des conditions souvent dangereuses, jour et nuit, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, pour remplir les cales de leurs navires. Leur vie était une quête incessante, parfois au péril de leur existence, dans un environnement qui ne faisait aucune concession. Dès que le bateau atteignait les eaux poissonneuses, le rythme de travail devenait frénétique. Terminé les journées de douze heures ponctuaient de temps de repos. Arrivé sur zone, Le navire fonctionnait, 24 heures sur 24. La pêche était une activité sans fin, où les hommes travaillent en moyenne dix-huit heures par jour.

À chaque levée du filet, environ 20 tonnes de morue étaient déversées sur le pont, submergeant les pêcheurs jusqu'à la taille. Ces hommes, souvent issus de la même famille, embarquaient pour Terre-Neuve dès leur plus jeune âge. Bien sûr, au fil des cinq siècles de cette histoire maritime, les conditions de vie et les techniques de pêche ont évolué, cependant même au XXe siècle, leur métier demeurera extrêmement difficile.

À bord, chacun sa place, chacun son rôle

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Bien que les voiliers soient devenus des chalutiers, le savoir-faire pour préparer la morue salée demeure inchangé. Une fois la pêche triée, un ballet bien orchestré se met en place sur le pont du navire. Debout sur le pont les Ébreuilleurs enfoncent la morue par la nuque sur un pic métallique, ouvrent son abdomen au couteau et éliminent les entrailles.  Le poisson est ensuite basculé vers les décolleurs, qui brisent la colonne vertébrale de la morue sur une planche inclinée, la "guillotine", avant de la décapiter. Puis vient le tour des trancheurs qui ouvrent le poisson pour en retirer la colonne dorsale. Ils transforment ainsi la morue, à un rythme de dix par minute, en un poisson aplati. Les mousses prennent ensuite le relais, grattant le sang du poisson avec une cuillère spéciale et le lavant à grande eau. La tâche n’est pas facile, car l'eau froide s'infiltre dans les manches et irrite leur peau.

Les morues nettoyées sont ensuite placées dans de grands paniers et amenées près de la cale. Là, le saleur les dispose soigneusement entre deux couches de sel, formant des piles appelées "arimes". Son rôle est crucial : un excès de sel brûlera le poisson, tandis qu'un manque de sel entraînera sa décomposition. Ce processus, presque chorégraphié, met en lumière la complexité et la richesse des compétences nécessaires pour préparer la morue, tout en soulignant l'importance de chaque membre de l'équipage dans cette entreprise collective.

 

Les Échos du Quai

L'Attente des Retrouvailles

À l'époque des grands voiliers, les Terre-Neuvas revenaient généralement à Fécamp juste à temps pour les célébrations de Noël. Ce retour coïncidait souvent avec la première rencontre d'un père avec son nouveau-né. En effet, la plupart des naissances avaient lieu entre septembre et novembre, soit neuf mois après les vacances d'hiver.

Noël n'était pas seulement une période de retrouvailles familiales, mais aussi celle des mariages. Ces unions étaient souvent scellées sans grande préparation. Il n'était pas rare que la future mariée soit déjà enceinte de plus de trois mois, ce qui accélérait les festivités nuptiales, les rendant à la fois simples et poignantes.

L’angoisse des femmes

L'attente, l'anxiété, la prière et l'incertitude face à un avenir imprévisible restent le quotidien des femmes au XXe siècle. Dans un contexte où rien n'est certain, ni les conditions météorologiques, ni même la possibilité d'un retour, ces femmes vivent dans un état d'attente perpétuelle, oscillant entre espoir et inquiétude Une époque où les nouvelles étaient rares, où l'on apprenait les disparitions en mer seulement lorsque le navire revenait, avec son pavillon en berne...

Cette vie, marquée par les départs, les retours, les naissances et les mariages, dessine un portrait intime et complexe de la communauté des Terre-Neuvas, où les rituels sociaux et familiaux se mêlent étroitement aux exigences et aux risques de la vie en mer.

Ce cycle perpétuel de départs et de retours façonne non seulement la vie des Terre-Neuvas mais aussi celle de leurs familles, laissant des marques indélébiles sur le tissu social et émotionnel de la communauté.

 

Le Cycle de la Morue

Ascension et Déclin d'une Tradition

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Ce sont les années 1970 qui vont marquer le début d'un déclin inévitable. L'adoption de techniques de pêche modernes et intensives a conduit à une raréfaction alarmante de la morue, jusqu’à ce que les autorités canadiennes l’interdiction cette pêche.

La dernière page de ce chapitre a été tournée en 1987, avec la vente du dernier chalutier de Fécamp, Le Dauphin. Ainsi Fécamp, qui avait été le premier port morutier de France dans l'ère post-guerre, a connu sa dernière expédition de pêche à Terre-Neuve cette année-là. Ce n'est pas seulement la fin d'une industrie, mais aussi la fin d'une époque et d'une identité culturelle qui a façonné la ville et ses habitants.

Les Terre-Neuvas, Héros Silencieux de l'Atlantique

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Les Terre-Neuvas ne sont pas de simples pêcheurs ; ils sont les gardiens d'une tradition maritime qui a façonné non seulement leur propre identité, mais aussi celle de toute une région. Leur histoire est une épopée de courage, de résilience et d'ingéniosité, une lutte constante contre les éléments et contre le temps. Ils ont navigué dans des eaux impitoyables, loin de chez eux, dans des conditions souvent inhumaines, pour ramener ce qui était autrefois l'or blanc de l'Atlantique : la morue.

Aujourd'hui, l'esprit des Terre-Neuvas survit. Il réside dans les récits transmis de génération en génération, dans les musées et les monuments qui jalonnent les côtes, et dans le cœur de ceux qui se souviennent. Les Terre-Neuvas sont les héros silencieux de l'Atlantique, et leur histoire mérite d'être racontée, étudiée et honorée.